Aux racines du Merveilleux : une exploration spinoziste de l’univers des contes de fées (9/9)

Addendum

Star Wars sive Spinoza (Emmanuel Pasquier)

Qu’en est-il, philosophiquement, de Star Wars ? Grande machine à laver moralo-psychanalytique, épopée de bazar, métaphore de l’Amérique, roman de formation, recherche du Père, élection de l’orphelin, sur fond de leçon de vie orientalisante. Il est temps de faire la lumière sur un aspect trop longtemps méconnu de l’univers de Star Wars : c’est la mise en film de L’Ethique de Spinoza.

Qu’en est-il, philosophiquement, de Star Wars ? Grande machine à laver moralo-psychanalytique, épopée de bazar, métaphore de l’Amérique, roman de formation, recherche du Père, élection de l’orphelin, sur fond de leçon de vie orientalisante. Le génie de Georges Lucas est dans le remodelage et l’organisation spécifique de ces poncifs, sûrement pas dans leur invention. On peut adorer Star Wars, avoir été marqué à vie par ses images et par la phraséologie de Maître Yoda, Star Wars relève du « space opera » et du divertissement bien plus que d’une science-fiction d’ « anticipation » à portée philosophique.

Et pourtant.

Il est temps de faire la lumière sur un aspect trop longtemps méconnu de l’univers de Star Wars : Star Wars est, de bout en bout, une fable spinoziste. C’est la mise en film de L’Ethique de Spinoza.

Démonstration :

Proposition 1 : Star Wars sive Natura.

Examinons d’abord la conception de l’Univers qui prévaut dans Star Wars. Ce n’est pas parce que l’imagerie de Star Wars recycle, sous forme spatiale, des figures classiques du médiéval fantastique – nains, géants, sorciers, chevaliers et princesses, vieux sages et bouffons, romance et magie noire – qu’il propose un univers de type « surnaturel ». Star Wars dissout le surnaturel dans autre chose, opérant ainsi le passage à la science-fiction.

Deux types d’espace coexistent dans Star Wars : en apparence, il s’agit d’un espace intersidéral. C’est un univers infini, aussi bien dans l’espace que dans le temps, rien n’indique qu’il soit borné, il se situe « dans un passé très lointain » malgré son aspect futuriste, et l’on peut y naviguer indéfiniment à la vitesse de la lumière sans jamais se heurter à une antique « sphère des fixes[1] ».

Mais, cet espace est transfiguré. L’espace de Star Wars est le lieu d’une navigation héroïque digne des films de pirates. Rien à voir avec la mécanique céleste rêvée par Kubrick dans 2001. Dans Star Wars, tout est moteur et vrombissement, les rayons lasers et les explosions sont sonores et enflammées, comme si elles avaient lieu dans l’air. Les distances infinies sont bien vite franchies. Le franchissement de la vitesse de la lumière ne donne lieu à aucune rêverie einsteinienne sur la plasticité du temps. Si l’on saute dans l’espace-temps, ce n’est que pour revenir au plus vite au format du corps-à-corps aérien. Cet espace, en vérité, est un ciel. Il est décroché de telle ou telle atmosphère, mais il n’est rien d’autre que l’atmosphère ambiante de l’ensemble des planètes, présenté comme un archipel à échelle cosmique.

À sa façon, l’univers de Star Wars reste donc, paradoxalement, profondément géocentrique. La Terre n’y existe pas en tant que telle, mais elle est omniprésente sous la forme disséminée d’une infinité de planètes : l’ancrage dans la vie planétaire reste le principe structurant de l’espace, qui n’est pas le lieu d’une désorientation radicale, mais seulement l’intermédiaire entre des terres diverses.

Chacune des planètes visitées au cours de la saga représente un aspect des paysages terrestres, par un jeu d’exacerbation  des  stéréotypes qui aboutit, finalement, à une sorte de farandole des quatre saisons : le désert de Tatouine, sous le feu de plusieurs soleils. Puis la jungle tropicale de Dagoba, où Luke trouve Yoda. La planète de glace au début de L’Empire contre-attaque. La planète off-shore aérienne de Lando Clarissian, etc. Feu, glace, air, jungle. Les quatre éléments sont saisis dans un espace abstrait qui fait le liant et qui, dans les cosmologies antiques était désigné comme l’« éther », ou la « quintessence », c’est-à-dire, littéralement, le « cinquième élément », infiniment subtil, composant ultime de l’Univers, dont certains disent qu’il n’est pas un élément supplémentaire, mais l’élément primordial qui constitue la matière profonde des autres. La Force est cet élément invisible qui baigne et constitue tous les autres.

Et Spinoza dans tout ça ? On y vient. Au-delà de ces traits, qui semblent rattacher l’univers de Star Wars à la tradition du fantastique, et à un « cosmos » pensé dans les termes classiques des quatre éléments, Star Wars propose en fait une construction originale, qui l’éloigne du monde de la magie.

Le monde de Star Wars, on l’aura remarqué, est un monde sans Dieu. Cet univers sans Créateur et sans Apocalypse, sans commencement ni fin, n’est cependant pas sans Présence. Ce n’est pas un univers froid, statique, vide de signification : il est empli d’une puissance « chaude », dynamique – et productrice de sens, puisque c’est par rapport à elle que se définissent le Bien et le Mal : la Force. Mais la Force n’a pas d’intention propre. Elle n’est pas un être à part qui serait doué d’une volonté propre et qui interviendrait dans le monde : elle « baigne » l’univers entier, autrement dit, elle est immanente : omniprésente, se confondant avec la présence des choses elles-mêmes. « Deus, sive Natura », formule la plus célèbre de Spinoza : « Dieu, c’est-à-dire la Nature ».

Spinoza utilise le concept « Dieu », mais s’éloigne à tel point des conceptions théologiques classiques que son nom sera bientôt associé à l’athéisme pur et simple – et il se prendra quelques coups de couteau pour cela. Pour Spinoza, Dieu n’est rien d’autre que l’Univers lui-même. Il n’est pas un Être extérieur, Le Créateur, qui agirait de manière transcendante sur Sa Création. Chez Spinoza, Créateur et Création se confondent en une seule et même Nature, tantôt considérée comme agissante, « naturante », tantôt, réciproquement, comme agie (par elle-même), « naturée ». Autrement dit, l’Univers (la Nature) n’est pas passif, tirant son dynamisme d’un principe extérieur à lui (Dieu) : il est dynamique par lui-même, il se crée lui-même à chaque instant, « cause de soi ».

Le Dieu/Nature de Spinoza est sans « volonté ». Lui prêter une « volonté », semblable à celle que les hommes croient avoir, serait une conception anthropomorphique de Dieu. Mais cette absence de volonté n’est pas absence d’énergie. Il est l’énergie même, qui fait être le monde, la « cause de soi », qui se cause elle-même sans être causée par une cause extérieure. Pur dynamisme, « conatus », dit Spinoza, ce qui, en latin, signifie « l’effort » : « L’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être  n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose. » (Spinoza, E, III, 7). Or cet « effort » que font toutes choses pour exister, il est l’expression, dans les êtres singuliers, d’une énergie plus fondamentale, cette énergie déployée par le monde (c’est-à-dire Dieu) pour se causer lui-même et que Spinoza désigne par le mot latin de « Vis » : la Force. « La force par laquelle chaque chose persévère dans l’existence suit de la nécessité éternelle de la nature de Dieu » (E, II, 45, scolie) [2]. « Effort », « ef-fort », « force ». Franchissons le pas : le « conatus » spinoziste, c’est « la Force » en chaque être. Non pas la force en tant que simple potentialité qui pourrait, ou non, s’exercer, mais la force en tant qu’effort effectif : sa « vis existendi » (E, III, Explicatio) l’effort d’être, que l’on trouve en chaque être en tant que manifestation de l’effort d’être de l’Univers lui-même.

L’effort est l’essence de toute chose. Toute chose est à la mesure de l’effort qu’elle fait pour être. Il en va de même pour les hommes. Rien ne sert de froncer les sourcils : la Force, on ne peut que se la souhaiter : « Que la Force soit avec toi ».

Évidemment, « May the conatus be with you », ça sonnait moins bien.

Proposition 2 : Il n’y a pas d’action à distance.

Mais j’entends l’objection sévère – ah combien ! – des Gardiens de l’orthodoxie spinoziste. Non seulement ce rapprochement entre Star Wars et Spinoza est ridicule, mais surtout il est faux, radicalement faux. Star Wars est au contraire l’exemple même d’un anti-spinozisme ! Parce que s’il y a bien une chose à quoi Spinoza s’oppose, c’est à l’action de l’esprit sur la matière ! Il suffit de lire le texte : « Un corps en mouvement ou en repos a dû être déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps. » (E, II, axiome 2, lemme 3).Ou encore : « Ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos. » (E, III, prop. 2 ).

Or, ce que la Force permet de faire, c’est bien de bouger la matière par la force de leur esprit, non ? Il n’y a pas plus éloigné de Spinoza que la télékinésie. Fin de la discussion.

Pourtant, re-regardons Star Wars avec l’Ethique en tête. L’action à distance est un faux problème. Dans Star Wars, il n’y a pas d’action à distance à proprement parler.

On le démontrera en subdivisant la Proposition 2 de la manière suivante :

Proposition 2a : L’action à distance n’est pas « à distance ».

Proposition 2b: L’action à distance n’est pas une « action ».

Démonstration de la proposition 2a :

L’apparente télékinésie des Jedis n’est pas une action « à distance », car, dans l’univers deStar Wars, pas plus que chez Spinoza,  il n’y a de « vide » à proprement parler entre les corps.

Dans la querelle du vide, qui a animé le XVIIe siècle, Spinoza est résolument du côté des « plénistes ». Difficile de penser autrement pour celui qui affirme que « l’impossibilité du vide (…) suit clairement de ce que le néant n’a pas de propriétés. » (Lettre XIII, à Oldenburg). En effet, dit-il, « on ne peut concevoir nul attribut d’une substance d’où suivrait que la substance pourrait être divisée. » (E, I, proposition 12). Ce que Spinoza explique un peu plus loin : « Nous concevons que l’eau, en tant qu’elle est de l’eau, se divise, et que ses parties se séparent les unes des autres ; mais non en tant qu’elle est substance corporelle, car en tant que telle, elle ne souffre ni séparation, ni division. En tant qu’eau, elle s’engendre et se corrompt, mais en tant que substance, elle ne s’engendre ni ne se corrompt. » (E, I, proposition 15, scolie).

L’univers de Star Wars est lui aussi dominé par cette figure de la Substance indivisible qui constitue toute chose. Il n’y a pas de vide, puisque tout est baigné par la Force. L’univers est un milieu plein. La conscience de cette plénitude est précisément ce qui fait la base de l’apprentissage du Jedi. Les hommes, et autres extra-terrestres, croient que les choses sont disjointes, ils ne voient pas le lien qui unit toutes choses – ou quand ils créent des liens, ils créent maladivement de faux liens qui relient toutes choses à leur petite personne, se persuadant « que tout ce qui arrive, arrive pour eux » (E, I, appendice). En fait, il n’y a que des apparences de distance. C’est ce que confirme, sur un autre plan, la possibilité des sauts dans l’hyper-espace, qui permettent de franchir en un instant les distances apparentes du cosmos. Les Jedis sont ceux qui savent user de ce lien que la Force établit entre toutes choses. C’est déjà mal dit : la Force « n’établit » pas de liens entre des choses qui lui préexisteraient et pourraient être liées : la Force n’est que l’expression de la consubstantialité primordiale des choses.

Mais, dira-t-on, il n’empêche que pour Spinoza, le corps ne peut pas agir au-delà de ses propres limites. Vrai. Mais quelles sont ces limites ? C’est précisément ce que l’on ne sait pas. Mieux, on peut supposer qu’on ne connaît qu’une infime partie des capacités du corps : « Nul ne sait ce que peut un corps », dit Spinoza dans une formule célèbre (E, III, scolie prop. 2 : « Nul n’a jusqu’ici déterminé ce que peut le corps »). Le corps n’est pas mis en mouvement par l’esprit. Il a son dynamisme propre, qui est l’analogue de dynamisme de l’esprit. Le corps, c’est-à-dire la matière, suit donc son mouvement propre, et la différence apparente entre les corps, entre Luke et son sabre laser, par exemple, n’établit pas entre eux une véritable distance puisque tous les corps ne sont que des modes de la même Substance.

Ce qui a l’air d’une « action à distance » n’est donc « à distance » qu’en apparence, puisqu’il n’y a pas plus de vide dans l’espace spinozien que dans l’espace de Star Wars. Il y a une action corporelle par propagation, qui n’a certes pas le même aspect qu’une saisie directe par la main, mais qui n’en diffère pas en essence. Il n’y a pas solution de continuité entre les actes physiques par contact direct et l’usage de la Force. Sans doute est-ce pour cela que, lorsque Darth Vader saisit sans le toucher l’Amiral Motti par la gorge et l’étrangle, il accompagne cet acte du geste équivalent de la main.

Démonstration de la proposition 2b : L’action à distance n’est pas une action.

Il faut repréciser le sens du matérialisme de Spinoza. Spinoza n’est pas matérialiste au sens où il exclurait toute dimension spirituelle. Il y a bien corps et esprit chez Spinoza. Et cela va même bien plus loin , car il y a plus dans la philosophie que toute notre science-fiction n’en a rêvé : chez Spinoza la matière et la pensée sont deux des attributs divins, c’est-à-dire des genres d’être de l’Univers, parmi une infinité d’autres attributs, qui existent aussi certainement que 2 +2 = 4, mais qui ne font simplement pas partie du champ de notre expérience humaine. L’Univers de Spinoza est infiniment plus riche que la simple juxtaposition entre Corps et Esprit, mais c’est un autre film.

Notre expérience commune du monde est à la fois expérience de la matière et expérience de l’esprit. Mais l’une et l’autre ne sont pas, contrairement à chez Descartes, deux substances hétérogènes dont il faudrait ensuite laborieusement essayer d’expliquer comment elles peuvent agir l’une sur l’autre. Elles ne sont pas substances mais attributs. C’est-à-dire qu’elles sont chacune le Tout du monde, mais selon cet aspect spécifique. C’est pourquoi elles n’ajoutent rien l’une à l’autre, mais plutôt elles se reflètent mutuellement, c’est-à-dire que « l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses. » (E, II, 7).

Pensée et Matière coexistent comme les facettes d’un même cristal, dans chacune desquelles, par effet de réflexion interne apparaît le Cristal dans sa totalité – je veux dire l’Univers – sous un angle spécifique. En ce sens, l’Esprit ne peut pas agir sur la matière, ni inversement, la matière sur l’esprit, mais pourtant, il ne se passe rien dans l’esprit qui ne se passe aussi dans la matière, et réciproquement.

C’est dans cette réciprocité, dans ce caractère parallèle des attributs entre eux, que se trouve le secret de la Force. Car cela signifie que l’ordre des représentations mentales n’est pas dissocié de l’ordre du monde lui-même. Cela ne signifie pas que tout ce que l’on imagine est vrai. Ce serait trop simple. Mais toute idée vraie correspond à une réalité. Or, les idées sont dans mon esprit. Et je peux agir sur mes idées.

Le fil directeur de cette démonstration est le suivant : c’est qu’il n’y a pas chez Spinoza un primat de la réalité matérielle sur la réalité mentale : la seconde n’est pas la copie de la première, ce sont deux ordres de réalité qui se correspondent. Et, de même que mon corps interagit avec le monde matériel, de même mon esprit interagit avec les idées. Et ainsi, ce que je « vois » dans mon esprit, peut se produire dans le réel. De quelle manière ?

On ne peut « agir » sur ses représentations que de manière tautologique, c’est-à-dire par un élargissement de son Voir (au sens de Concevoir, et non dans un sens visuel). L’usage de la Force est d’abord le fruit d’un Voir intérieur – qui suspend la vision sensible qui reste attachée aux objets tels qu’ils sont. Chez Spinoza, « vouloir », c’est d’abord et avant tout Voir :

« Il faut nécessairement accorder que ce décret de l’esprit que l’on croit être libre, ne se distingue pas de l’imagination même ou de la mémoire, et n’est autre chose que l’affirmation qu’enveloppe nécessairement une idée, en tant qu’idée. » (E, II, prop. 49).

« Le décret de l’esprit que l’on croit libre » – c’est-à-dire ce que nous ressentons subjectivement comme un acte de décision – « ne se distingue pas de l’imagination même » : c’est-à-dire est une vision intérieure. Autrement dit, ce que nous prenons pour un acte de volonté n’est rien d’autre qu’un acte de représentation. C’est à peu près ce que Yoda essaye de faire comprendre à Luke, par exemple lorsque celui-ci essaye de soulever son vaisseau embourbé dans le marécage sur Dagoba. C’est un usage paradoxal – « oriental » pourrait-on dire – de la volonté : ce n’est pas par l’intensification de mon vouloir que je vais produire des effets, car cette intensification ne fait que creuser la distance qui me sépare de l’objet et ne fait que renforcer la séparation entre le corps et l’esprit et leur hétérogénéité. Il faut que le « Je veux, je veux, je veux… » s’apaise, « lâche prise » comme dit le Zen, et se commue en un « je Vois ». Il n’y a d’autre activité que le savoir, comme émancipation par rapport aux déterminations, en augmentant la puissance d’agir ; donc « Voir » c’est agir. Mais il y a mieux : ce que je vois dans l’esprit, si ce n’est pas une simple imagination, mais un Voir véritable, se produit aussi nécessairement dans le corps : « Suivant que les pensées et les idées des choses sont ordonnées et enchaînées dans l’âme, les affections du corps, c’est-à-dire les images des choses, sont corrélativement ordonnées et enchaînées dans le corps. » (E, V, 1).

Si, d’un côté, l’ordre et la connexion des idées est analogue à l’ordre et la connexion de la matière, et, de l’autre, « nul ne sait ce que peut un corps », c’est-à-dire que le corps peut produire des effets bien plus surprenants que ceux que nous attribuons habituellement, alors, ce que je « vois », dans ma conscience, peut et doit s’accomplir dans la matière. Ce n’est même pas un rapport de causalité : au moment où je le « vois », il s’accomplit, puisque mon « voir » et le réel sont l’expression l’un de l’autre. Il n’y a pas chez Spinoza de dissymétrie entre le corps et l’âme qui postulerait que le corps est premier et que l’esprit ne ferait que refléter ce qui se produit dans le corps. Le corps reflète tout aussi bien ce qui se produit dans l’ordre des idées.

On trouve une métaphore de la force du « voir » dans les viseurs électroniques qui équipent les chasseurs spatiaux X-Wing de la Rébellion, aussi bien que les chasseurs TIE de l’Empire. Lors de la grande poursuite finale dans les allées de l’Etoile noire (Episode III), l’image de la cible oscille dans les viseurs électroniques, jusqu’à se stabiliser au centre : on sait que le vaisseau dont l’image est ainsi saisie est irrémédiablement perdu. Il y a équivalence entre la stabilisation de l’image dans le viseur et sa destruction matérielle. Voir, c’est pouvoir, et ici, c’est détruire. Le seul qui parvient à échapper, d’extrême justesse, à cette terrible équation, c’est Luke – signe, pour Darth Vader, qu’il est « protégé par la Force ». Si Luke, en effet, est lui aussi capable de cette vision-action, il peut opposer à la vision de Vader sa propre vision, et ainsi lui imposer une contre-réalité, plus forte. Car si les viseurs électroniques des chasseurs sont la métaphore de cette vision adéquate qui est équivalente au réel même, ils n’en sont encore que la métaphore. La « vraie » Vision ne passe pas par cette machine, qui reste prise dans les illusions de la perception sensible, dissociant le sujet et l’objet. Les pilotes ordinaires, et Vader lui-même, restent tributaires de la machine. Mais Luke, lors de son deuxième passage au-dessus du puits où il doit larguer ses missiles, relève son viseur, pour s’en remettre à la Force seule. La médiation électronique ne fait que gêner la vision vraie à laquelle il doit accéder pour atteindre sa cible. En vérité, il n’y a plus de missile, il n’y a plus de puits, il n’y a plus de vaisseau : Luke « voit » l’explosion, et elle se produit.

Proposition 3 : C’est en vain que l’empire dans un empire contre-attaque.

Ou : Le côté obscur puise sa force dans les passions tristes.

Le scénario de Star Wars est l’affrontement entre ceux qui puisent dans la Force pour la mettre au service de leurs fins égoïstes, leur soif de pouvoir personnel, et ceux qui luttent pour restituer un ordre collectif. Céder au côté obscur de la Force donne la force de la colère et de la haine. Il est plus difficile, plus exigeant, de s’en tenir au côté « clair » – ou plutôt à la Force en elle-même.

On remarquera qu’il n’y a pas deux « côtés » à la Force, comme si elle était symétriquement partagée entre le Bien et le Mal, dans une optique manichéenne.  Dans Star Wars, il y a La Force, et elle a un côté obscur. Le côté obscur n’est pas le revers du côté « clair », il est seulement un aspect de la Force ; autrement dit, un usage dégradé de la Force, plus tentant peut-être, mais moins puissant finalement.

Spinoza oppose deux types de passions : les passions tristes et les passions joyeuses, qui correspondent respectivement à une augmentation ou une diminution de la puissance d’agir. « La joie, dit-il, est un sentiment par lequel la puissance d’agir du corps est augmentée ou aidée ; la tristesse au contraire est un sentiment par lequel la puissance d’agir du corps est diminuée ou contrariée. » (E, IV, 41).

Spinoza a la particularité de penser un rôle positif des passions pour l’homme. Mais toutes ne sont pas également favorables à celui-ci. Car les passions joyeuses déterminent une augmentation de la puissance d’agir : « Plus nous sommes affectés d’une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande. » (E, IV, 45, scolie). Les passions joyeuses sont concordantes avec la puissance de l’entendement : la Joie accompagne l’entendement et, réciproquement, la représentation adéquate du réel procure de la Joie. La joie est une passion qui est entretenue par un dépassement, dans l’intellect, du règne de la seule passion. L’affect de l’entendement augmente ma puissance d’agir en me constituant plus fortement comme sujet.

Il n’en est pas de même des passions tristes : la haine, la colère, sont des modalités de la tristesse, qui me désunissent. Si elles peuvent être le moteur, puissant, de sombres joies – comme lorsque l’on voit la destruction de ce que l’on hait (« Celui qui imagine la destruction de ce qu’il hait se réjouira », III, 20) –  c’est quand même de cette joie qu’elles tirent leur puissance. Elles ne sont donc qu’une version dégradée de la joie, elles restent liées à des représentations inadéquates. Car la joie qui vient de la haine est imparfaite et est une forme de tristesse : « La joie qui naît de ce que nous imaginons qu’une chose que nous haïssons est détruite ne naît pas sans quelque tristesse de l’âme. » (E, III, 47).

La tristesse est fondamentalement une erreur, pour Spinoza. Une erreur de jugement, qui entraîne l’homme dans le cercle vicieux de la passion, dans lequel il ne fait que diminuer sa puissance d’agir. Haïr, c’est voir moins bien, et donc, ultimement c’est pouvoir moins.

            Céder au côté obscur, c’est céder à l’illusion d’une puissance – illusion qui peut certes produire des effets dans le monde humain – puissance, conquête, destruction, domination… – mais qui sera toujours inférieure, au niveau cosmique, si l’on peut dire, à la conduite en harmonie avec la Force, c’est-à-dire, en termes spinoziens, à la représentation adéquate qui mène à l’augmentation de la puissance d’agir.

Il y a ainsi chez Spinoza un cercle vicieux des affects tristes : « L’effort pour faire du mal à celui que nous haïssons se nomme colère. » (E, III, 40, scolie 2). Et « Haïr quelqu’un, c’est l’imaginer comme cause de tristesse. » Donc la peur de la tristesse mène à la haine, la haine s’exprime dans la colère, la colère nous ramène à la tristesse, à une diminution de nous-même.

Yoda : « La peur est le chemin vers le côté obscur : la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance. » (Episode I).

 C.Q.F.D.

C’est pourquoi l’Empire est toujours voué à l’échec : parce qu’il est fondamentalement en contradiction avec lui-même, parce qu’il est contradiction avec la nature véritable de l’Univers. Il croit pouvoir se constituer en sujet, mais c’est au prix d’une fuite en avant dans les affects violents, une obsession de sa propre puissance qui méconnaît qu’il n’y a qu’une puissance véritable, qui est la Force. Dans l’Empire qu’est l’Univers, il n’y a pas de place pour un autre « empire », qui ne pourra que périr par où il a vécu. Sa « contre-attaque » se heurtera toujours à sa propre contradiction.

Appendice.

Deus sive cinéma.

Cette vision-action, cette équivalence du Voir et du Faire, c’est le pouvoir du cinéma lui-même. Le cinéma, en tant que tel, est spinoziste : faire voir, c’est faire désirer, faire désirer, c’est faire agir, et donc modifier le réel sans avoir l’air d’y toucher, par la seule puissance du regard. La Force baigne l’espace, tout comme notre libido visuelle baigne le film, exigeant de grandes souffrances et de grandes victoires, et orientant le sens de son déroulement. Le cinéma met en œuvre, dans la sphère de l’imaginaire, un nouveau parallélisme, où « l’ordre et la connexion des idées » du cinéaste est le même que l’ordre et la connexion des idées des personnages, qui, à son tour, est le même que l’ordre et la connexion des idées des spectateurs.

La vision cinématographique de George Lucas se confond avec le regard du spectateur, sans que l’on puisse dire si c’est le déroulement du film qui manipule notre désir, ou bien si c’est notre désir de spectateur qui commande le scénario. Le pouvoir des Jedis est analogue au pouvoir du cinéaste, qui lui-même est en phase avec le mouvement mental des spectateurs : les uns comme les autres modifient le cours du film, comme s’ils en étaient des spectateurs agissants.

Le réel n’est qu’une illusion parfaite qui ne laisse rien subsister d’un « réel » par rapport auquel elle serait comprise comme « illusion ». C’est pourquoi, ici aussi, la machine est en trop, car elle révèle les coulisses de la création. Le rêve de Lucas, c’est le rêve du cinéma : créer l’image sans machine, faire oublier la machinerie cinématographique pour que la vision projetée sur l’écran se confonde avec la vision des spectateurs – et que dans cette abolition du caractère illusoire de l’illusion, c’est-à-dire dans la production du réel, se produise l’augmentation de notre puissance de voir, qui est puissance d’agir : ce que Spinoza appelle la Joie.

 Emmanuel Pasquier. Décembre 2015.

[1] Dans le conception antique du « cosmos », la « sphère des fixes » marquait la limite extérieure de l’Univers, portant les étoiles « fixes », en particulier les constellations du Zodiaque. Au-delà de cette sphère, il n’y avait rien.

[2] Merci à Pascal Sévérac, distingué spinoziste, de m’avoir notamment aidé à préciser ce point.

6 réflexions au sujet de « Aux racines du Merveilleux : une exploration spinoziste de l’univers des contes de fées (9/9) »

  1. Bonjour,
    Permettez-moi, svp, de remettre en question 2 prémisses de votre argumentaire.
    Que les récits mythologiques visent l’ « évasion » hors d’un « réel » pénible est une vieille lune, déjà affirmée sans preuve par A.Jolles au sujet du Märchen dans son livre sur les « Formes simples », mais aisément démentie, preuves à l’appui, par l’oeuvre de Max Lüthi (cf. notamment « Fairy tale as art and portrait of man », non traduit en français).
    D’ailleurs, même d’un point de vue spinoziste, la doxa moderne d’une satisfaction « imaginaire » du désir par l’évasion dans un monde secondaire est un non-sens et non pas une fonction des contes: on connaît le ridicule du geek obèse et timide croyant tout à fait vainement combattre ses affects tristes en endossant le rôle du Barbare dans une partie de AD&D. Freud et consorts rationalistes nous bassinent depuis longtemps sur ce présupposé presque gratuit que l’on peut « prendre ses désirs pour des réalités ». Mais pas la peine d’être darwinien pour comprendre que si un tel phénomène psychologique était un seul instant possible, l’être qui en serait victime serait mort de faim depuis longtemps. La notion même d’ « imaginaire » est de toute façon obscure et confuse et n’a absolument rien d’universel et nécessaire (tout comme celle de « croyance »; cf. J.Pouillon et G.Lenclud). Autrement dit, les contes, mythes, légendes, en tant qu’oeuvres d’art tratitionnel, recèlent une Parole plurivoque qui me parle chaque fois « d’un certain point de vue », chaque fois autrement (réception de la richesse de l’oeuvre ouverte: cf. U.Eco + H.R.Jauss), pour que je puisse trouver une direction à mon existence, certainement pas pour m’en évader « imaginairement ».
    De plus, il faut lire Star Wars dans le sens du récit: le matérialisme des « midichloriens » de la Prélogie est clairement une erreur des Jedi, reconnue plus tard par Yoda (ép.V): « Nous sommes des êtres lumineux », confirmée par Maz Kanata (ép.VII): la Force est certes une immanence (bien plus proche, je pense, de la notion taoïste de Te, d’efficience du Tao, que de la spéculation toute personnelle d’un philosophe hollandais) mais elle est née de la Lumière, càd d’une Transcendance.
    Qu’en pensez-vous?
    Cordialement.

    1. Bonjour et merci pour votre intérêt,
      Je ne suis pas sûr de bien comprendre vos remarques.
      Vous considérez les mythes, contes et légendes comme des œuvres d’art. En cela, je suis entièrement d’accord, ce qui place notre discussion dans le cadre des appréciations des œuvres d’art. Ma position est claire et je l’ai détaillée dans les articles intitulés Spinoza et l’art, spécialement dans le neuvième de la série.
      En Spinoziste convaincu, j’aborde une œuvre d’art de façon génétique. Je m’explique : il y a trois parties à considérer, l’artiste, le producteur de l’œuvre, l’œuvre elle-même (dans notre cas, le mythe, le conte ou la légende) et, enfin, le contemplateur (ici, le lecteur, par exemple). Je considère l’œuvre comme une production de l’artiste destinée à transmettre un certain rapport au monde de cet artiste. Pour moi, la véritable appréciation de l’œuvre consiste à comprendre ce rapport, à la fois de façon intellectuelle et l’éprouver corps et âme, comme on éprouve l’amour, par exemple.
      Je ne suis pas sûr de comprendre votre propre point de vue sur cette appréciation. Je crois que vous vous placez entièrement du point de vue du contemplateur, du lecteur, dans une position analogue à celle de H.R. Jauss (cf. Pour une herméneutique littéraire), ce qui nous éloigne l’un de l’autre, quoique de façon réconciliable.
      Par contre, votre introduction d’une certaine transcendance « lumineuse » (que je ne comprends pas bien), nous sépare bien plus du fait du caractère totalement immanent de toute approche spinoziste.
      Cordialement.

      1. Au sujet de la « lumière » , je ne suis en quelque sorte pas plus avancé que vous: je ne fais que restituer le vocabulaire utilisé dans Star Wars.
        A propos de Spinoza, je précise tout de suite que j’ai beaucoup de respect pour son oeuvre, c’est même grâce à lui que je suis entré en philosophie. Adolescent, il m’est même apparu en rêve, m’apportant la démonstration de l’existence de Dieu… bien entendu oubliée au réveil!
        Néanmoins, immanence et transcendance me semblent être typiquement le genre de termes piégés dont la philosophie occidentale regorge (comme être et néant, croyance, imaginaire, libre-arbitre, etc).
        Par dessus tout, quelque chose m’a toujours gêné chez tous les philosophes classiques et chez tous les rationalistes jusqu’à nos jours (y compris la vulgate scientifique contemporaine officielle): ce que j’appellerais le « présupposé du bonneteau ». Je m’explique: ces penseurs occidentaux, au 1er chef Spinoza, érigent l’absence de toute cause finale dans l’univers non seulement comme un principe de méthode mais, subrepticement, également comme une prémisse et une évidence de départ, axiomatique. Puis, ils entament sur cette base forcément biaisée, partielle et partiale, leurs réflexions, observations, expérimentations. Et finissent tôt ou tard par conclure d’un ton triomphateur: « vous voyez? on vous avait bien dit qu’aucune cause finale n’existe! ». Sauf que c’est comme l’arnaque du bonneteau, lors de laquelle l’arnaqueur vous pousse à chercher la bille sous un gobelet précis, celui sous lequel, justement, la bille avait été ôtée dès le départ. Plus qu’une pétition de principe ou qu’une honnête démarche heuristique, j’y vois une tromperie de mauvaise foi: la perspective rationaliste (qui n’est qu’une perspective parmi d’autres, comme les Indiens l’avaient bien compris) ne VEUT pas qu’il y ait une cause finale, car son existence reviendrait à menacer au plus haut point le projet moderne de se rendre « maître et possesseur de la nature ».
        Mais, comme disait Nietzsche, l’honnêteté et l’humilité face à l’existence poussent à constater que « l’esprit de système est un manque de probité », ou, comme disait Pascal, qu’ « il n’est pas certain que tout soit certain », et, plus encore, qu’ « il y a plus de choses sur la terre et le ciel, Horatio, que n’en rêve toute la philosophie », comme dit si humblement Hamlet.
        A propos des récits mythologiques, il me semble capital de considérer qu’ils sont symboliques, càd plurivoques. Non pas univoques (comme le signe, ou comme l’allégorie), ni équivoques (un symbole ne veut pas tout et rien dire), mais bien plurivoques: l’interprète trouvera dans un conte ou un mythe, non pas tout ce qu’il veut, mais quelque chose qui lui « parlera » différemment selon son âge, son sexe, sa situation sociale, économique ou existentielle. D’où vient une telle richesse, propre aux (bonnes) oeuvres d’art? Non pas de son artiste (qui bien souvent ne « veut » pas « dire » quelque chose de particulier dans son oeuvre, voire ne sait pas d’où cela lui vient; cf. Ion, Platon).
        Mais cela ne vient pas non plus de la seule subjectivité de l’interprète lui-même et je pense devoir insister là-dessus avec un spinoziste.
        En effet, admettons qu’il n’y ait pas de désirable en soi, et que ce soit le conatus qui me pousse à évaluer chaque chose comme bonne ou mauvaise, en fonction de la joie ou de la tristesse qu’elle me procure. A partir de là, la philosophie est une démarche que ma raison me fera priser car me permettant de douter des mauvaises représentations reçues puis de les rejeter, comme de m’étonner, puis de me réjouir, des bonnes représentations. Ma raison m’aiderait donc à trouver ce qui me remet sur le « droit chemin », càd celui de ma nature en propre.
        Sauf qu’à bien y regarder, la philosophie, ou plutôt un certain type de philosophie, ne « naît », en réalité, du doute et de l’étonnement qu’au sein du confort bourgeois d’un cabinet de réflexion. Comme l’a souligné Karl Jaspers, la philosophie naît (surtout) des « situations-limites », càd de tous ces noeuds existentiels que sont la mort, le deuil, la conscience de notre misère, de notre finitude, le chagrin d’amour, la solitude, la question du suicide (cf. Camus), et aussi, ajouterais-je, un certain émerveillement devant le Mystère (jamais réductible à une énigme qu’on résoudrait prétentieusement more geometrico). Or, dans toute situation-limite, mon orgueil est on ne peut plus rabattu, « je fais moins le malin », moins qu’avec le doute ou l’étonnement du penseur en chambre, car mon questionnement existentiel s’avère être une faim de vérité, une soif de réponses, un besoin viscéral de trouver un sens, une direction à ma vie.
        Plongé dans une telle déréliction affamée, plusieurs choix s’ouvrent à moi au sein de la modernité: le divertissement, dissimulant mal la défaite qu’est le nihilisme (cf.Pascal), ou la soumission au 1er gourou venu d’une quelconque religion ou idéologie humaine-trop-humaine (y compris un philosophe systématique…), ou bien, et là est ma thèse, je peux m’en référer à tous ces récits immémoriaux et universels que sont mythes, contes, légendes. Car telle est, selon moi, leur fonction fondamentale: me nourrir, m’abreuver, répondre à mes besoins existentiels. Mais certes pas à la manière d’une idéologie ou d’un gourou me servant des bobards tout cuits dans le bec: comme le dit un conteur tel que Jésus, « que celui qui a des oreilles entende », il me faut faire un travail, un effort d’interprétation de l’oeuvre ouverte, (forcément) à partir de ma situation existentielle, pour y découvrir ce que d’autres avant moi, dans la même situation, y ont déjà trouvé comme réponses et aussi comme nouvelles questions à me poser. Le récit mythologique ne me déresponsabilise de rien, ne m’apporte aucun réconfort facile, mais me permet de retrouver la direction perdue, et donc de surmonter la situation-limite.
        Du coup, il est clair que s’il n’y avait que mon conatus pour apprécier la valeur de vérité de l’oeuvre, si je n’y trouvais que ce que j’y apporte, comme une auberge espagnole, je resterais affamé, sans réponse possible à ma situation-limite, sans secours, dans une solitude solipsiste on ne peut plus triste. Il n’y a qu’au pays imaginaire du film « Hook » que la nourriture fantasmée, projetée subjectivement par mon conatus dans le plat vide, me rassasie.
        Il y a énormément à dire à ce sujet (je suis en train d’écrire un livre à ce propos), mais je préciserai que cette fonction de l’oeuvre mythologique suppose par contre, il me semble, que n’y transparaisse en rien l’ego du conteur. Oui, il y a (eu) des conteurs reconnus et non-anonymes (cf. Linda Dégh), mais au moment (de « grâce », ou d’ « émergence ») de sa performance à l’aide de son auditoire, le conteur se met au service du conte afin que tout un chacun puisse l’habiter avec ses questions existentielles. En outre, il est clair que les conditions nécessaires de la transmission des récits mythologiques à travers les époques, les frontières et les barrières de la langue, ont imposé une dés-égotisation, une décontextualisation, et même une universalisation desdits contes. L’ego massif d’un Perrault ou d’un Disney ne produit que de pernicieux ersatzmärchen destinés à intoxiquer et désinformer – tandis qu’un Tolkien ou un Lucas (quoique écrivain et cinéaste, mais non conteurs) ont su s’oublier au profit de leur oeuvre, et donc pour notre profit à tous (Star Wars n’est pas American Grafitti), ou plutôt au profit de mon questionnement.

      2. Bonjour,
        Je vous remercie pour votre (long) commentaire et je vous prie d’excuser le (long) moment entre sa parution et cette réponse.
        Je suis entièrement d’accord avec le fait que la philosophie, le désir d’acquérir une certaine « sagesse », naît d’une nécessité existentielle et non pas purement intellectuelle, peut-être à l’occasion d’une situation-limite. J’ai d’ailleurs cité, dans l’un de mes articles, à propos des mythes, l’extrait suivant :
        «La démarche initiale — et essentielle — de toute pensée n’est pas intellectuelle mais existentielle, c’est-à-dire qu’elle ne vise pas à édifier des constructions spéculatives abstraites, mais à fonder la possibilité de vivre, de vivre d’une façon humaine, en assumant l’échec, la souffrance, la vieillesse, la mort et, d’une façon générale, toutes les contradictions qui déchirent notre existence. Il ne s’agit donc pas d’expliquer le monde et la vie, mais de les justifier, de leur donner un sens, de les rendre tolérables. C’est ce que réalise le mythe, première forme de l’idéal.» (Heymann Philosophie Bordas, 1984.)
        Mais, confronté à ce problème existentiel universel, chacun de nous se tourne naturellement vers les propositions de « solutions » que nous présente l’histoire : une « religion », c’est-à-dire une façon, non rationnelle, de relier l’homme avec l’univers et avec ses semblables ; une « philosophie », une façon plus ou moins rationnelle de rendre compte de ces liens ; l’art en général, en particulier les mythes et les contes, une façon sensible et symbolique d’aboutir au même résultat (étymologiquement, le mot symbole signifie « mettre ensemble » et un symbole matériel était constitué d’un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux personnes).
        Maintenant, pourquoi un individu est-il plus orienté vers une voie religieuse et un autre vers la philosophie? C’est une question de personnalité, en particulier de hiérarchie personnelle entre les types universels de désirs (voir notre livre « Une théorie générale de la personnalité »). Pour ma part, je sais que mon « ingenium » me dirige inflexiblement vers une position très rationnelle et de système, d’où ma connivence avec le spinozisme, tandis que votre personnalité est certainement plus en concordance avec les deux autres directions mentionnées.
        Les deux directions sont tout aussi légitimes l’une que l’autre. Je comprends intellectuellement vos arguments en les reliant avec un aspect supposé de votre personnalité, mais je ne peux pas les com-prendre, les prendre avec moi, pour moi, les vivre.
        C’est pourquoi, un contre échange d’arguments de ma part serait, à mon avis, contre-productif sur le sujet, mais pas stérile car enrichissant, mais selon un autre point de vue, comme celui, par exemple, de tenter de dévoiler les causes de nos divergences.
        Pour cela, je vous remercie encore une fois.
        Cordialement.

      3. Cher Monsieur,
        Je me permets de revenir vers vous pour compléter ma dernière réponse. Je continue à penser que les attitudes qui nous opposent sont fondamentalement de l’ordre des différences entre nos personnalités, car le choix d’une ou l’autre position « métaphysique », comme l’existence ou non de causes finales, ne peut évidemment pas être testable a contrario des hypothèses scientifiques. Lors de confrontations, elles ne peuvent dès lors que donner lieu à des « disputes » (au sens ancien) en définitive stériles. A mon sens, ce sont ces différences de personnalité entre les grands penseurs historiques qui engendrent les différents courants philosophiques eux-mêmes et aussi notre préférence personnelle envers tel ou un tel courant.
        Le radicalisme de la pensée de Spinoza provient ainsi d’un type de personnalité particulièrement exacerbé, et c’est ce radicalisme qui explique que TOUS les penseurs, petits ou grands, doivent s’y confronter à un moment ou l’autre de leur cheminement intellectuel.
        La confrontation entre nos deux points de vue au sujet des mythes en est un exemple. Pour ma part, je me considère comme un « (très) petit penseur » et je n’ai pas la prétention de me hisser à l’altitude stratosphérique d’un Spinoza. Ce que je voudrais mettre en évidence ici, c’est que ce même type de confrontation connaît au moins deux exemples célèbres : Vico – Spinoza et Heidegger – Spinoza. Vico et Heidegger considèrent tous deux les textes mythiques, religieux ou poétiques, ou artistiques en général, comme étant des écritures de la nature même.
        Pour eux, à l’opposé de Spinoza, le livre de la nature humaine ne relève pas de la géométrie naturante du dieu-nature, mais il s’ouvre comme récit de l’histoire des nations humaines, de leur faire et savoir-faire et de leur poésie. En cette histoire, le rapport entre lecture et écriture devient une orientation pour la connaissance.
        Pour eux, comme pour vous il me semble, il y a déplacement du livre de la nature vers le livre d’histoire (dont les textes mythiques et la poésie sont un moment). Pour Spinoza, ce déplacement est une projection sur la réalité naturelle de l’histoire d’un de ses moments ; c’est prendre la partie pour le tout.
        Cordialement

  2. Bonjour,
    A ce que je vois, nous sommes au moins d’accord sur notre désaccord! Et c’est tant mieux, je pense. En un sens, c’est même plus « démocratique » (au sens où l’entend Feyerabend), et cela me semble rejoindre l’humilité respectueuse de la doctrine indienne des Darshanas, ou « points de vue », tous différents et irréductibles, mais tous valables, et tous en rapport, en effet, avec la personnalité de chacun. Pour conclure (en ce qui me concerne), je suis tenté de céder (ironiquement) à une « projection imaginaire » et de dire, à la façon humble des Musulmans, « Dieu est le plus savant »!

    Très cordialement

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