La motivation scolaire (5/5)

Pédagogies alternatives

Depuis le début du siècle précédent sont apparues plusieurs propositions de pédagogies alternatives à la pédagogie traditionnelle que nous venons de critiquer : Montessori, Steiner, Freinet, … jusqu’à la déscolarisation pure et simple (« unschooling »). Parcourons quelques-unes de ces propositions.

Montessori – Dehaene – Alvarez

Nous allons d’abord nous concentrer sur l’examen de la méthode « Montessori » revisitée (revivifiée) par Céline Alvarez dans l’expérience citée plus haut. De fait, cette dernière nous semble la seule qui se base, comme nous, sur une conception anthropologique appliquée à l’apprenant. Cette conception est entièrement matérialiste et dénuée de préjugé. Comme chez nous, l’apprenant est principalement vu du point de vue de son esprit, mais cet esprit est, lui, totalement réduit à son cerveau. Dans l’optique d’une pratique de l’enseignement, la question qui se pose alors est : comment fonctionne ce cerveau, quelles sont ses lois ? Car, connaître celles-ci devrait permettre de les utiliser afin de favoriser l’acquisition des savoirs, d’instituer « une éducation respectueuse du fonctionnement humain ». Or, qui s’occupe de l’étude des lois du fonctionnement du cerveau ? Les neurobiologistes. Madame Alvarez se tourne donc vers ceux-ci et les interroge. Parmi eux, elle distingue Stanislas Dehaene, psychologue cognitif professeur au collège de France et qui plus est, s’est intéressé aux applications de ses découvertes à l’acquisition du calcul et de la lecture. M. Dehaene résume ses observations en quatre « piliers d’apprentissage » (que l’on peut trouver par exemple ici : https://www.college-de-france.fr/media/stanislas-dehaene/UPL4074101906544355845_Dehaene_GrandsPrincipesDeLApprentissage_CollegeDeFrance2012.pdf ).

En résumé de ce résumé, selon lui, les neurosciences cognitives ont identifié au moins quatre facteurs qui déterminent la vitesse et la facilité d’apprentissage: l’attention (en particulier l’entraînement du contrôle exécutif (capacité d’inhiber un comportement indésirable, de rester concentré en présence d’une distraction, de résister à un conflit)), l’engagement actif, le retour d’information et la consolidation. De plus, il constate que la méthode Montessori pourrait favoriser le développement de certains de ces facteurs, surtout celui du contrôle exécutif.

L’expérience que Céline Alvarez a effectuée est en réalité une application consciencieuse de la méthode Montessori dans les trois niveaux regroupés de maternelle, méthode qu’elle dit justifiée par les facteurs mentionnés ci-dessus, mais sans véritablement établir les liens entre les facteurs et la méthode, sauf en ce qui concerne les composantes du contrôle exécutif, liens déjà soulignés par Stéphane Dehaene. Nulle part, on ne voit clairement les extensions que Madame Alvarez lui aurait apportées. On ne voit non plus pas comment étendre cette expérience aux classes supérieures, toujours en les basant sur les « lois » énoncées.

En pratique, Céline Alvarez a offert aux enfants un environnement qu’elle qualifie de « riche », en fait, essentiellement de nombreuses activités basées sur les travaux de Maria Montessori, Jean Itard et Edouard Seguin, la possibilité d’être tout-à-fait autonomes en choisissant eux-mêmes leurs activités parmi celles proposées, une bienveillance et une attention soutenues ainsi qu’une diversité sociale (diversité de classes sociales et d’âges) et, enfin, une grande importance imposée à la qualité du langage.

Indépendamment de nos critiques quant aux justifications théoriques sous-jacentes, il n’en reste pas moins que les résultats énoncés ont l’air très positifs et mériteraient d’être validés à plus grande échelle, ce qui pourrait être tenté au vu du battage médiatique autour de ce phénomène et de l’enthousiasme qu’il semble susciter.

Quant aux valeurs avancées par Stéphane Dehaene ainsi que les adaptations de Céline Alvarez, elles s’accordent à nos principes généraux tout en leur apportant de précieuses précisions. On vérifiera sans difficulté l’accord avec les principes 1, 2, 3 et 6 à 10. Ainsi, ces principes peuvent, eux, servir de justifications anthropologiques à cette expérience, tout en gardant, par leur plus grande généralité, leur pertinence pour les classes d’âge supérieures. Nos principes pourraient être complétés par la proposition d’un environnement apparenté au milieu naturel, ceux qui sont communs trouvant un renforcement dans des justifications neuroscientifiques théoriques et expérimentales qui, en retour, confirment la pertinence de l’anthropologie spinoziste.

Steiner – Waldorf

Cette « pédagogie » trouve son origine dans  une doctrine occulte délirante initiée par Rudolf Steiner et baptisée anthroposophie (littéralement « sagesse de l’homme », tout un programme !), dont voici les convictions fondamentales (selon Wikipédia) :

« Le monde matériel est une manifestation visible du spirituel qui lui est antérieur. Le but de toute la création est le développement du « Moi » humain. L’humain était spirituellement présent à tous les stades de la création, mais à des niveaux de conscience inférieurs, à l’état de veille. Le corps physique a commencé son développement dans une incarnation antérieure de la terre nommée « Ancien Saturne », un corps céleste fait de pure chaleur. Le corps éthérique, que l’être humain partage avec les végétaux, tire son origine de la phase subséquente, aérienne : l’« Ancien Soleil ». Le corps astral, fait d’émotions, de sensibilité et de rêve, que l’humain partage avec les animaux, s’est développé sur l’« Ancienne Lune », l’état fluidique qui constitue le stade immédiatement antérieur à la « Terre minérale » actuelle.

C’est seulement dans la terre minéralisée, au plus bas de la descente dans la matière, que l’humain a pu développer un Moi, conscient d’être un Moi séparé des autres. Les incarnations successives (réincarnations) ont eu un commencement (la Chute, le péché originel) et auront une fin. Dans le futur, l’homme atteindra le stade de « Jupiter », qui correspond à la Nouvelle Jérusalem des chrétiens. Le moment crucial de la fermeture de l’Abîme de la Bête, marqué par le 666, aura lieu dans une phase subséquente, celle de « Vénus ». Enfin, dans le stade final de Vulcain, l’homme sera devenu un dieu créateur et sera devenu la dixième hiérarchie céleste, celle de la liberté et de l’amour, à la suite des neuf hiérarchies angéliques traditionnelles (inspiré de Denys l’Aréopagite). »

Le simple fait qu’un tel délire infondé puisse être à la racine d’une pédagogie devrait suffire à ne pas désirer l’envisager, par crainte d’une dérive par rapport à l’adéquation des connaissances. Quelle pourrait être en effet la réelle fonction de ces écoles si ce n’est insidieusement promouvoir cette nouvelle religion nommée anthroposophie, syncrétisme de divers éléments puisés dans l’hindouisme, le christianisme et le bouddhisme, associé à un discours pseudo philosophique, pseudo épistémologique et pseudo humaniste sorti tout droit du cerveau de Rudolf Steiner ?

Cependant, même en se forçant à considérer l’originalité de la démarche pédagogique, on n’y trouve que des dispositions qui ne concernent pas vraiment l’esprit humain et sa puissance de penser,  leur but annoncé n’étant que de construire les bases de la santé physique, de l’équilibre intérieur et de la force d’initiative individuelle.

Freinet

L’instituteur Célestin Freinet (1896 – 1966) est évidemment à l’origine de cette pédagogie homonyme. Quel est le préjugé aux sources de ses inspirations ? Freinet a vécu son enfance dans les Alpes Maritimes dans une région sauvage dont l’imaginaire ne le quitta jamais. On peut sans doute s’autoriser à voir dans cet imaginaire la nécessité qu’il ressentit, dans son enseignement, de chercher une méthode « naturelle » d’apprentissage des enfants. Mais le langage, toujours fourbe, prit dans son esprit le sens de « libre », à l’image de la « liberté » de la nature dans sa région natale. Le glissement sémantique de « naturel »  à « libre » conduisit aux principes de sa méthode (qu’il nommait plutôt « technique »).

Libre, c’est ne pas être contraint à effectuer des tâches prescrites, c’est choisir son travail, ses occupations sans beaucoup d’interventions extérieures. Donc, on procèdera par expériences et tâtonnements (on gribouille et puis, lentement, on arrive à lire et écrire) ; on s’exprime librement (dessins, discours et textes libres) ; on recherche la coopération avec les autres afin de progresser, etc. Bien sûr, ce sont là les principes fondateurs, mais le travail reste discrètement encadré et dirigé (par exemple, avec des exercices pour renforcer les acquis).

Bien que certaines dispositions de cette pédagogie soient compatibles avec nos principes (1, 2, 3, 7 et 10), le préjugé de « naturalité = liberté » ne permet pas de les justifier car il est entaché d’erreur. Dans le cadre d’un apprentissage, ce qui le rend « naturel » c’est son adéquation avec la nature de l’apprenant et celle de la situation d’enseignement. Cette erreur dans son fondement empêche de facto toute réflexion scientifique à l’intérieur de la méthode, cette réflexion ne pouvant pas dépasser la connaissance du premier genre, même si les qualités humaines indéniables de la méthode justifient qu’on puisse la pratiquer dans l’intérêt des enfants.

La déscolarisation (ou éducation authentique)

« L’enseignement fait de l’aliénation la préparation à la vie, séparant ainsi l’éducation de la réalité et le travail de la créativité. Il prépare à l’institutionnalisation aliénatrice de la vie en enseignant le besoin d’être enseigné. Une fois cette leçon apprise, l’homme ne trouve plus le courage de grandir dans l’indépendance, il ne trouve plus d’enrichissement dans ses rapports avec autrui, il se ferme aux surprises qu’offre l’existence lorsqu’elle n’est pas prédéterminée par la définition institutionnelle. » (Ivan Illich, Deschooling Society)

Ce reproche d’aliénation fait à l’institution scolaire est partagé par tous les partisans de la déscolarisation pour lesquels « l’éducation authentique » qu’ils prônent n’est pas un énième courant scolaire alternatif, mais se présente plutôt comme une alternative à l’éducation scolaire elle-même. Selon eux, l’école est le lieu où l’on apprend la compétition, la dépendance et la peur, entre autres, de s’exprimer, de poser des questions et où l’on subit insidieusement un formatage qui reproduit les inégalités sociales et brime toute créativité.  Par contre, laissé libre d’explorer le réel à son propre rythme, l’enfant peut déployer sa qualité innée qui est l’enthousiasme, dispositif naturel favorisant tout apprentissage. C’est ce même enthousiasme, que l’enfant exprime surtout dans le jeu, qui a le rôle de solliciter son cerveau et lui permet d’acquérir des vraies compétences. Dans une telle optique, la mise en commun des talents et des savoir-faire (comme les réseaux d’échanges réciproques des savoirs) devient « éducative ». Les parents qui optent pour cette option sont plus des facilitateurs que des enseignants, et ils doivent assurer à leurs enfants l’accès à beaucoup de ressources (bibliothèques, médiathèques, musées, télévision, radio…) et être toujours prêts à seconder leur curiosité.

Cette démarche se pose en s’opposant de manière radicale à la scolarisation. Elle le fait en se focalisant sur une critique subjective que l’on peut résumer comme étant son défaut de bienveillance vis-à-vis de l’enthousiasme « naturel » de l’enfant, enthousiasme qu’elle tend à brimer. On retrouve encore une fois le préjugé de « naturalité » de l’apprentissage à la base de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau comme de l’approche de Freinet. Ici, l’équation, simpliste, se réduit à « naturel = enthousiaste », ce qui n’est pas très éloigné de celle de Freinet qui identifie naturalité et liberté et dont les modes d’action sont très semblables, sauf que celui-ci conserve le recours à une institution scolaire et au professorat. Cette équation repose, comme chez Freinet, sur un empirisme restreint. Il est vrai que, naturellement, librement et de façon enthousiaste, l’enfant apprend à marcher et à parler, à la limite aussi, à lire, écrire et calculer, mais là, déjà, pas sans un guidage précis, suivi et bienveillant (donc, d’une certaine manière, « scolaire »), mais cet enthousiasme peut-il vraiment s’étendre à l’acquisition de toutes les matières indispensables à un esprit moderne éclairé ? Sommes-nous tous enthousiastes devant tous les types de connaissances ? Pouvons-nous être « naturellement » intéressés par tous les aspects de la connaissance humaine ? Ne devons pas être à un moment ou l’autre « forcés » à nous y intéresser avant d’éventuellement nous en détacher ou nous en rapprocher et savons-nous « naturellement » de suite si ce détachement ou ce rapprochement sera définitif ou seulement temporaire ? Pouvons-nous toujours éviter le recours à un guide éclairé, à un « passeur de lumière » ? Ce préjugé limite la portée pratique de la démarche de déscolarisation aux familles qui ont ou peuvent s’en donner les moyens intellectuels (posséder déjà des aptitudes très étendues), matérielles (offrir toutes les possibilités mentionnées et/ou recourir à un professorat privé) et de disponibilités. Le recours à un professorat privé ou en groupe en limite aussi la portée théorique.

Bien que cette « éducation authentique » bénéficie certainement des principes de bienveillance et de confiance en la puissance d’apprendre et que l’apprentissage y soit actif (principes 7, 3 et 1), comme elle ne se situe pas dans une relation d’enseignement, il ne nous est pas possible de statuer sur la concordance avec nos autres principes.

Jean-Pierre Vandeuren

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