Spinoza, théorème de Thomas, prophétie autoréalisatrice, effet Pygmalion et répétition des conduites d’échec (1)

Les sociologues et psychologues modernes se targuent souvent d’avoir découvert par induction certaines lois du comportement humain alors que celles-ci se trouvent implicitement dans L’Ethique,  en ce sens qu’elles peuvent assez facilement se déduire de ses propositions.

Il en est ainsi des sociologues William Isaac Thomas, père du « théorème » portant son nom, Robert King Merton qui a déduit de ce théorème les notions de prophétie autoréalisatrice et autodestructrice dont une forme célèbre est l’effet Pygmalion mis en évidence par Rosenthal et Jacobson. C’est grâce à ces différents outils que les sociologues et les psychologues expliquent les situations de répétition des conduites d’échec.

Si donc nous parvenons à montrer que le « théorème » de Thomas découle des propositions de L’Ethique, nous aurons aussi montré que les autres notions énoncées ci-dessus en découlent elles-mêmes.

Commençons par L’Ethique :

La réalité

La réalité, ou la nature, ou Dieu (« Dieu, c’est-à-dire la Nature » (Eth IV, Préface)), ou la Substance, ne peut, pour l’homme, que se connaître à travers ses attributs :

« Par attribut j’entends ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence » (Eth I, Définition 4).

Et comme il n’y a que deux attributs accessibles à l’homme, la Pensée et l’Etendue, il ne peut concevoir la réalité que sous ces deux expressions. La réalité est simultanément pensée et corps :

« L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses«  (Eth II, 7).

Concevoir s’entend à la fois comme réalité spirituelle (« concevoir une idée ») et réalité physique (« concevoir un enfant »).

Mais c’est évidemment par son entendement, par son Esprit que l’homme perçoit ces deux expressions de la réalité, qu’il en prend conscience.

Or, la condition naturelle de l’Esprit est celle d’une connaissance tout-à-fait personnelle car l’Esprit ne peut connaître les choses que par les affections de son propre Corps :

« L’Esprit humain ne connaît le Corps humain lui-même et ne sait qu’il existe que par les idées des affections dont le Corps est affecté » (Eth II, 19).

« L’Esprit ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il perçoit les idées des affections du Corps » (Eth II, 23).

« L’Esprit humain ne perçoit aucun corps extérieur comme existant en acte, si ce n’est par les idées des affections de son propre Corps » (Eth II, 26).

Il apparaît ainsi que chacun imagine sa propre réalité et en tire les conséquences pratiques. On retrouve le double sens du mot « concevoir » : spirituel (chacun a des idées (imaginatives) propres de la réalité : il conçoit sa propre réalité en pensée) et physique (il en tire des actions pour s’y diriger).

Nous avons déjà exploité à plusieurs reprises cette situation de réalité propre à chacun (voir Spinoza et l’effet placebo et la série d’articles Méthode spinoziste pour aborder nos problèmes existentiels). Une autre application est de montrer que le « théorème » de Thomas n’en est qu’une reformulation :

Le théorème de Thomas

Le théorème de Thomas, en effet, se contente de  rendre compte du fait que les comportements des individus s’expliquent par leur perception de la réalité et non par la réalité elle-même. Il a été formulé à diverses reprises par le sociologue américain William Isaac Thomas (1863 – 1947). Sa forme la plus célèbre est : « Si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences ».

La définition de la situation est selon Thomas le moment préalable à l’action au cours duquel l’individu examine la situation à laquelle il fait face et réfléchit à ce qu’il souhaite faire. Contrairement au modèle behavioriste, il affirme ainsi que l’action n’est pas la réponse automatique à un stimulus, mais qu’elle résulte d’un point de vue particulier sur une situation donnée.

Puisque la définition de la situation qu’un individu produit constitue un préalable à son action, alors pour saisir les comportements individuels il ne faut pas se référer à la réalité mais à la façon dont les individus la perçoivent. Cette proposition, parfois perçue comme une tautologie aura une grande postérité en sociologie. Elle exprime l’importance qui doit être accordée dans l’explication sociologique aux représentations, même fausses, qui prennent une plus grande importance que la réalité « objective ».

Thomas n’a pas revendiqué la production d’un théorème. C’est Robert King Merton, un autre sociologue, qui a baptisé « théorème de Thomas » l’idée que les représentations des individus avaient une influence sur la réalité. Il en a déduit deux notions :

Prophétie autoréalisatrice et autodestructrice

La prophétie autoréalisatrice est un fait qui, bien que ne devant pas se réaliser, devient vrai parce que les individus croient qu’il va advenir : c’est, au début, une définition fausse de la situation qui provoque un comportement qui fait que cette définition initialement fausse devient vraie.

Merton cite le cas d’une banque dont on raconte qu’elle est en faillite (alors qu’elle ne l’est pas objectivement : définition fausse de la situation) et qui voit alors tous ses créanciers réclamer leur argent. La banque se retrouve de ce fait en faillite (la définition initialement fausse devient vraie).

Au contraire, la prophétie autodestructrice devait se réaliser mais ne se réalise pas parce que la croyance des individus les amène à modifier leur comportement. ». Cette fois, c’est le fait d’annoncer un événement qui le contrecarre.

Par exemple, un étudiant brillant obtient toute l’année de bonnes appréciations. Convaincu qu’il obtiendra son diplôme avec facilité, il cesse tout effort et échoue finalement. S’il avait continué à travailler comme il le faisait avant d’être convaincu de sa réussite, il serait facilement passé.

On trouve également de telles situation en économie : par exemple, le fait d’annoncer qu’une ressource sera abondante et pas chère l’an prochain (ou, respectivement, sera rare et chère), incite des investisseurs à augmenter leur besoin de cette ressource (respectivement : s’organiser pour s’en passer le plus possible), ce qui augmente la demande (respectivement : la baisse) et joue en sens inverse de la prédiction.

Par exemple encore, on considère souvent que le désastre que devait causer le bogue informatique de l’an 2000 était une prophétie autodestructrice car l’annonce d’une catastrophe a permis d’obtenir la mobilisation nécessaire pour la contrecarrer.

À la différence du théorème de Thomas, ce ne sont plus ici les conséquences d’un fait, mais le fait lui-même qui devient vrai ou faux.  Au contraire de ce théorème, qui, considéré comme déduit de L’Ethique peut, dans le cadre ontologico-anthropologique de cette dernière, être envisagé  comme une loi du comportement humain (et donc mériter le nom de « théorème »), les notions de prophéties autoréalisatrices et autodestructrices n’ont qu’une valeur descriptive. On ne peut savoir, a priori, si une croyance se réalisera. On peut simplement, a posteriori, repérer des « prophéties autoréalisatrices », des « prophéties autodestructrices » et des prophéties n’ayant pas eu de tels effets.

Un cas particulier célèbre de telles prophéties est : …

Jean-Pierre Vandeuren

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